Exit

FICTION

Agathe Vieillard-Baron

1/25/202321 min read

A poor player that struts and frets his hour upon the stage, and then is heard no more

Macbeth, V, 5

Sur la console brillait doucement la ceinture qu’elle avait oublié de passer - à moins que ce ne fût le temps qui l’avait prise de court. Il laissa glisser ses doigts sur les entrelacs de fils de soie ourlés de reflets d’or, esquissant la taille qu’ils ceindraient bientôt.

“Laisse, je ne vais pas la mettre.”

Elle était passée derrière lui, dans le couloir, courant d’air dans le sillage duquel se déployait légèrement un parfum, reconnaissable entre tous.

Il se retourne, la cherche du regard.

“Tu es sûre ? Elle te va bien…”

Elle ne l’avait sans doute pas entendu ; lui, en revanche, distinguait sa voix, dans le salon, donnant ses dernières instructions à la jeune anglaise qui garderait ce soir les enfants. Il devinait ses intonations un peu étourdies, sans doute maladroites, et qui achèveraient enfin de rendre plus perplexe la baby-sitter que celle-ci ne devait déjà l’être.

C’était bientôt le moment pour lui d’entrer en scène ; il passerait sur les épaules de sa femme une main affectueuse, mais dont l’indication, quoique tacite, serait claire.

Quand il se trouva derrière elle, il trouva pourtant le moyen d’expliciter : “Lily… Nous allons être en retard.” Puis, pour la jeune fille : “Ne vous inquiétez pas, les enfants ne doivent simplement pas se coucher trop tard. Vous avez le numéro du restaurant sur le papier posé sur cette console… Cela suffira ?”

Elle acquiesça, le remerciant d’un sourire ; il en était toujours ainsi pour Lily-Ann : elle ne savait rien dire qui ne prit des mots et des mots à s’esquisser, et une fraction de seconde à disparaître derrière la lueur d’une autre pensée. La comprendre était un jeu d’équilibre, qu’il pratiquait par habitude mais dont il plaignait silencieusement tous les interlocuteurs qui faisaient la connaissance de son épouse.

Il la rejoignit dans l’entrée, laissant derrière lui les lueurs du salon que démultipliaient les miroirs de l’entrée. Il résista à l’envie d’y jeter un coup d'œil ; pas par peur de son allure, qu’il savait soignée. Le doute, si c’était bien cette émotion qu’il sentait étreindre, par instants, comme par vagues, sa poitrine, ne s’éveillerait tout à fait qu’au moment de croiser son propre regard.

“Tout va bien, Daniel ?

-On peut y aller, oui. Je vais conduire.”

Il ne se retourna pas vers la maison, dont il devinait les jeux de lumière sur les graviers mouillés.

Lily-Ann hésite un instant à retourner chercher un parapluie,

mais il l’en dissuada.

“Nous sommes en voiture, tout ira bien.”

Elle avait mis cette robe qu’il aimait tout particulièrement, de velours vert sombre ; deux émeraudes, à ses oreilles, jetaient un éclat qu’il trouva perçant, ce soir-là. Deux pierres qu’il crut redoublées des yeux qu’elle tourna vers lui, silencieuse, toujours.

Et, comme d’habitude, il se sentit obligé d’habiter ce vide, et de le combler d’une remarque. On lui avait un jour fait remarquer que les mots que suscitent un silence sont rarement plus signifiants que le silence lui-même.

Rarement moins vains et vides que le néant qu’ils prétendent combler.

Qui donc avait pu lui dire cela ?

“Tu es certaine, pour la ceinture ?

-Tu ne veux pas que j’aille chercher un parapluie, mais tu veux être sûr que je ne veux pas de cette ceinture ?

-Elle te va bien.

-Elle serait de trop.”

Le reste du trajet, étonnamment, ne se déroula pas dans le silence ; il lui semblait cependant qu’elle se jouait de ses mots comme de son regard, et mettait un certain plaisir à leur échapper. Il connaissait pourtant la profonde illusion de cette sensation : jamais elle ne jouait de ses propres paroles, ou de celles des autres. Non qu’elle eût démérité dans le talent qu’exigeait cette pratique ; mais un jeu demande des règles, et elle n’étaient pas de ceux qui en acceptent.

“J’espère que la soirée se passera mieux que la dernière fois… Tu te rappelles le fiasco de ces desserts qu’on ne nous avait jamais apportés ?

-Au moins, ce n’est pas costumé, cette fois-ci… Comme si je ne faisais déjà pas assez le pitre !

-Ne dis pas de bêtises.”

Il ne lui parla pas un instant de ses soupçons ; à quoi bon, d’ailleurs, prétendre saisir dans ses mots à lui, ses sentiments, à elle ?

Elle le regarderait,

elle le regarde,

avec ses yeux verts, qu’il nommait “escarboucles” dans les instants où il laissait une voix intérieure guider ses propres pensées, et lui opposerait une surprise - feinte ou sincère, qu’en saurait-il ?

Il devinait, dans l’obscurité de la voiture, parfois traversée de la vive et rapide lueur d’un réverbère, les mots qu’elle aurait, à ce moment-là - quand il aurait osé lui parler de ses doutes : Daniel, je sais que tu aimes inventer, deviner, mais vraiment, il n’y a rien. Je n’aime pas dire les choses ainsi, mais tu as toujours autant d’imagination… mais ce n’est rien de plus que cela, de l’imagination. Puis viendraient les questions, comme si, brusquement, il fallait reporter sur lui, ou sur quelque circonstance que ce fût, la responsabilité de cet état : Est-ce que tu vas bien ? Qu’est-ce qui te fait dire ça ? Ne crois-tu pas que c’est quelqu’un qui t’a parlé de ce genre de choses, et qui t’a mené à te faire des idées ? Et son sourire, enfin, vague, sans doute, qui achèverait d’ourler la plaie béante de sa sincérité d’une pointe d’amertume : Daniel…

Ce fut Nicolas qui vint les accueillir à l’entrée du restaurant ; impeccable, son costume taillé à la perfection, avec l’excentricité maîtrisée d’un homme qui connaît précisément les nuances à ne pas outrepasser, les accords à ne pas transgresser, tout en devinant quelles audaces il convient de se permettre.

Il ajuste sa cravate, entre deux bonsoirs, deux étreintes,

un geste familier, par ailleurs.

“Daniel, Lily ! On n’attend plus que vous.

-On a mis un peu de temps à laisser les enfants… C’est une nouvelle baby-sitter tu sais…

-Charmant ! Je t’en prie, la table est là-bas.”

A Daniel, il adressa un sourire entendu ; “Tu sais que tout le monde t’a trouvé formidable, ce soir. Je connais quelques types qui rêvent de t’adresser la parole, tu sais. Même juste un mot. Quant aux femmes…”

Il balaya d’un revers de main les protestations de son ami, et l’entraîna à sa suite.

Daniel connaissait Nicolas depuis une dizaine d’années ; critique de son état, ce dernier faisait la pluie et le beau temps des revues parisiennes, massacrant ou encensant tour à tour les noms qui s’étalaient sur les affiches des théâtres les plus prestigieux. Il avait l’épigramme facile, et une plume que l’on se plaisait à qualifier d’ “assassine”. Il ne fallait pourtant rien voir derrière ses éloges, comme son acrimonie : rien que de très impersonnel dans ces exercices d’écriture. Jamais la moindre passion n’y transparaissait. Daniel se plut à reprendre le fil de ses pensées : si l’on considérait le jeu, Nicolas embrassait avec intensité tout ce que la vie pouvait avoir de règles, pour mieux en user que le plus consommé des parieurs.

Il fut accueilli à la table par quelques personnalités, dont il serra vigoureusement la main. Il avait appris depuis longtemps la règle tacite, selon laquelle il vaut mieux présenter une poignée de main marquante, sous peine de se voir taxer de “théâtreux” sans consistance une fois sorti de scène. Les regards les plus éblouis par la prestation étaient toujours les plus amers dans leur déception, quand la silhouette qu’on leur présentait ne ressemblait pas à l’image qu’ils s’en étaient faite, tandis que se déroulaient sous leurs yeux des actes et tirades qui, précisément, n’étaient rien de plus qu’une illusion.

Daniel avait fait le choix de s’y confondre, une fois le rideau tombé.

Il sourit.

Il répond en riant.

Un regard rapide, dans le miroir, pour vérifier qu’il n’a pas trop changé, que l’on peut discerner en lui l’homme qu’il était encore, il y a quelques heures, quand s’est achevée la tragédie.

Mais Charles ?

Il n’accorda pas un seul coup d'œil à ce dernier, vers lequel il avait distingué le mouvement de la robe verte. Il devina le sourire de Lily, à qui Charles devait sans doute proposer un verre. Du coin de son regard, tandis qu’il répondait avec chaleur aux louanges de quelques hommes d’affaire venus sans doute faire ici leur bonne action mensuelle - celle de se croire mécène pour peu que l’on ait de l’argent et que l’on fréquente, même un peu, les arts -, il suivit la silhouette grise de celui-ci se glisser vers la table où scintillait le kaléidoscope des bouteilles, puis retourner auprès de Lily, assise sur une banquette. Il ne lui en voulait pas de le laisser, seul, faire la conversation à tous ces gens. Après les hommes, venaient leurs épouses, éperdues, mais avec une telle légèreté que l’on ne savait jamais si les lèvres, offertes en un compliment, n’allaient jamais se plisser de mépris, quelques minutes plus tard, quand viendrait le moment de commenter cette rencontre. Il s’efforçait de lire sous le fard, mais devait avouer qu’il y trouvait de moins en moins de plaisir. Le regard de Charles, là-bas, le brûlait, quoiqu’il ne sût pas ce que ce dernier observait, exactement. Était-ce sur lui, l’acteur transfiguré d’éloges, que se posaient ses yeux clairs, ces mêmes yeux qui, d’ici quelques instants, viendraient se plonger dans les siens, témoins d’une sincère admiration ? - , je crois te connaître, mais chaque fois, je dois avouer que c’est un homme nouveau qui m’apparaît, quand tu entres sur scène. Ou bien était-ce sur l’assemblée qui, autour d’eux, frémissait dans la chaleur du soir - Il y a tant de monde, ce soir, Daniel… Tout le monde est là pour toi, et je les comprends ! Mais comment envisager que les yeux de Charles puissent se poser sur autre chose que sur cette tache verte, dans le coin de son regard, à lui ? Lily s’était rapprochée de lui, et devait lui souffler quelque confidence - quelque banalité prononcée sur le ton de la confidence. Et Charles la voyait, elle, ses yeux brillants posés sur lui, attirant inexorablement ses pâles pupilles ; elle qui était capable de le fasciner sans retour, comme de rompre le charme d’un éclat de rire.

Quelques politesses plus tard, Daniel se retrouva auprès de la table des bouteilles ; Nicolas réapparut à ses côtés, une flûte à la main.

“Pas d’autre alcool que le champagne pour toi, ce soir ! Nous fêtons ton succès !

-Dois-je m’attendre à une critique dithyrambique de ta part demain dans le journal ?”

Nicolas esquissa un sourire : “Tout dépend de ce que nous réserve cette soirée… Et du visage que tu montreras à tous ces gens que je t’ai amenés !

-Merci de t’être occupé de l’organisation de cette petite fête, d’ailleurs.”

Son ami perçut l’ironie latente, et l’accueillit d’un rire léger, presque inaudible ; “Je sais combien tu aimes ces exercices de sociabilité, et je jouis de t’en proposer chaque fois de plus délicats.

-Je ne suis pas certain de te suivre.”

Il ne comprenait qu’à moitié les paroles de Nicolas ; ce n’était un secret pour aucun de ses proches qu’il détestait ce genre de soirées mondaines. Et puis, on avait tôt fait d’y prendre pour de la fausse modestie la sincère réserve qu’il avait à se montrer ; paradoxe de l’acteur, soulignait souvent le critique, qui se donnait le luxe de mettre en lumière les contradictions de son vieil ami. Quitter un masque illustre, aux paroles plus vraies qu’une autre plume les avait tracées pour lui, et qu’il ressuscitait un instant sur la scène, pour un masque bien plus terne, dont les didascalies n’étaient jamais écrites et pour lequel on interdisait tout soliloque, n’avait rien d’amusant. Ces hommes et ces femmes insufflaient dans leurs mots, un peu d’eux-mêmes - de ce que, croyaient-ils, le théâtre, l’art, avait excité chez eux, suscité, réveillé -, qui ne manquait jamais de le blesser, lui. Lui qui ne jouissait des masques que parce qu’il haïssait le soupçon d’une chair vive, et vivante, sous le costume du monde. Il avait fait sa profession de révéler une fausse intériorité - des larmes factices, aussi truquées que le sang qui jaillissait, parfois, sous ses doigts, comme sous la lueur blafarde des projecteurs -, mais jamais il ne révèlerait à tous ces regards, tous ces visages tournés vers lui, la réalité de ce qu’il sentait battre en lui. Aussi s’écorchait-il à cette sensation d’une sincérité des regards et des mots qui s’offraient, chaque soir, à lui.

Il répond avec un clin d'œil aux mots de Nicolas, qui s’entremêlent autour d’eux, les séparant un instant du reste du monde.

Il se souvint des mots qu’avait eus Lily-Ann, un jour qu’il lui avait fait part de ces réflexions: “Tu veux dire que c’est après la représentation qu’ouvre le vrai théâtre ?”

Il ne pouvait pas se souvenir, en revanche, du regard qui avait accompagné ces mots.

Charles vint s’adresser à lui, mais il mit quelques secondes à s’en apercevoir : il n’entendit donc pas les adjectifs dont celui-ci saluait sa prestation.

Tant mieux, d’ailleurs.

“Comment vas-tu, en ce moment, Charles ? Cela fait longtemps que je ne t’ai vu…”

La question surprit son interlocuteur. Cela n’avait rien d’étonnant quand on connaissait Charles, l’éclatante sincérité de son caractère et de ses mots ; s’il ne se préoccupait pas des autres personnes, qui partageaient pourtant le même temps, et le même espace, il lui semblait toujours incroyable que quiconque eût pu penser à lui. C’était un homme solitaire, chirurgien de son état, ami de longue date de Lily-Ann, dont il avait connu le premier mari. Ce dernier était mort dans un tragique accident de voiture, quelques années avant que Daniel ne fît la connaissance de sa veuve. Il n’avait jamais aimé Charles - non qu’il pût lui reprocher quoi que ce soit, bien au contraire. C’est à lui qu’il devait de s’être autant rapproché de Lily, dont il l’avait aidé à deviner les goûts et les habitudes. Il était même leur témoin de mariage, et avait failli être le parrain d’un de leurs enfants - un séjour à l’étranger l’avait empêché d’être présent au baptême de l’aîné. Quant au cadet, il avait fallu lui donner pour parrain le frère de Daniel, tocade de Lily elle-même, persuadée que cela permettrait de “réunir la famille”.

Il ne comprenait pas, observant les mains de Charles, irréprochables, immaculées, celles d’un médecin soigneusement passé de sa blouse blanche à la veste de soirée, pourquoi cette vision le révulsait autant. Il se demanda s’il ne détestait pas y deviner la chair et le sang que lui-même renfonçait en lui avec une forme de rage. Le chirurgien se laissait aisément berner par le masque et le sourire usé de l’habitude, et pourtant, il était certainement celui qui connaissait le mieux les cœurs et les nerfs, dont on aime à parler tant qu’on ne les voit pas.

Daniel esquissa un rictus devant cette métaphore qui venait de s’offrir à lui - et rattrapa vivement le fil des paroles de Charles :

“... Je ne reviendrai malheureusement pas te voir au théâtre, j’en suis désolé… Pas pour cette pièce, je veux dire.”

“Pour cette pièce”. Un autre lui eût vanté les mérites de la plume de Shakespeare ou de la mise en scène, ou aurait savouré d’en prononcer le titre, le laissant glisser dans sa bouche comme un rare mets, une liqueur dont on feint de n’user qu’avec précaution, avec toute la délicatesse d’un connaisseur. “Pour cette pièce”... La sincérité de Charles avait toujours raison des moindres artifices; c’était sans doute pour cela, plutôt, que Daniel ressentait à son égard autant d’affection que de mépris.

“Je t’en prie, ne t’inquiète pas… Ça me touche déjà beaucoup que tu aies été présent à la première. Tu dois avoir beaucoup de travail à la clinique.

-Ca oui…”

Il laisse mourir les mots sur ses lèvres.

Charles ne s’étendit pas sur son emploi du temps - lucidité peinée de l’homme qui se sait, au fond, ouvrier de ses mains, et qui ne voudrait pas faire intervenir, sous la même lumière que les éloges et les échos assourdis du théâtre, l’énumération prosaïques de ses activités. L’instinct d’une dénaturation le retenait, chaque fois, de parler de lui ; et Daniel était loin de lui en vouloir.

“Ne t’en fais pas, on va réussir à se croiser avant ton départ… C’est à Chicago, c’est ça ?

-Washington. Un colloque sur les chirurgies à coeur ouvert.”

Éclat de sang, éclaboussant de sincérité le revers des mots ; Daniel s’en débarrassa d’un revers de main.

“Viens dîner un de ces soirs.

-C’est gentil, mais je ne veux pas vous…”

Nouveau revers de main.

“Charles, je t’en prie… Tu sais que Lily et moi sommes toujours ravis de t’avoir chez nous.”

Lily. Les yeux plongés dans son verre, Daniel saisit le regard qui avait échappé à son ami. Là-bas, vers le reflet vert qui s’esquissait dans la haute fenêtre qui menait au jardin du restaurant. Il ne prenait même pas la peine de se cacher, cet imbécile. Croyait-il être invisible ?

“Vous êtes adorables, tous les deux, de me conserver cette place auprès de vous. C’est entendu, en ce cas.”

La phrase était tellement grandiloquente qu’il dut étouffer un nouveau rictus. Il proposa à son ami de régler les détails avec Lily elle-même - “on ne va pas l’envahir, laissons-la voir ce qu’elle préfère” - et avança vers la terrasse du jardin, après un dernier sourire en direction de Charles.

La lancinante douleur était là, à nouveau, dans sa poitrine.

Il descend quelques marches.

Il la devinait dévorante, sous le calme qu’il lui imposait ; il fit quelques pas, s’excusa auprès d’un couple d’admirateurs sortis respirer le calme de la nuit - “le bruit, vous savez… Après la représentation, la fatigue…”, et descendit dans le jardin.

Il n’aperçut pas tout de suite la silhouette sombre qui s’appuyait négligemment sur le coin de la rampe en fer forgé de l’escalier. Ce ne fut qu’en arrivant à sa hauteur qu’il vit qu’il n’était pas seul ; mais son agacement s’évanouit quand il reconnut son visage.

“Bonsoir Daniel.”

Et, immédiatement après : “C’était bien, ce soir.”

Il se sentit étreint d’une forme de douceur, aussi implacable que délicieuse, dans la tiédeur du soir, et réalisa que c’est sans doute là qu’il aurait dû venir, en arrivant, éclipsant les formalités et mondanités. Il ne se formalisa pas de l’avis que son interlocutrice avait formulé sur sa prestation ; longtemps s’était-elle montré trop hésitante dans ses mots, pour se contenter de sa propre maladresse, aussi avait-elle décrété, un jour, qu’elle se cantonnerait à la sobriété.Elle l’avait toujours amusé, avec sa manière de se frayer, d’une manière ou d’une autre, un chemin dans les mots, qu’elle suivait, seule, et étrangement ravie de cette solitude. Mayalène était une femme silencieuse, souvent, qui n’aimait que les discussions en clair-obscur, et fuyait tout ce que recherchait Nicolas. Quelques années d’un mariage raté avec le trop brillant critique avaient enseigné à la jeune femme que la passion n’était pas toujours bonne conseillère. Et Daniel avait respiré, auprès d’elle, comme un air de tragédie, drame esquissé à demi-mot. Le théâtre ne convenait pas aux mots de Mayalène, cependant, qui leur préférait une tendre ironie, et la discrétion de ceux qui, trop blessés pour sourire, réservent pour eux-mêmes leurs rares éclats de joie.

Daniel se souvenait de tout cela, mieux que si la jeune femme le lui avait soufflé, dans le silence.

“Comment vont Viola et Benedict ?

-Très bien. Viola a écrit hier une scène pour son cours de français, et son professeur l’a félicitée. Elle était ravie.

-On doit se dire qu’elle tient de toi… Et Benedict ?

-Toujours plus tranquille que sa sœur. Il se passionne pour les sous-marins, en ce moment.”

Mayalène esquissa un léger sourire, tout en exhalant la fumée de sa cigarette. Entre eux, c’était toujours une scène, jamais achevée, et toujours renouée quand leurs pas se rencontraient. Le décor se matérialisait lentement autour d’eux, et Daniel sentit sous sa paume le froid de la rambarde de métal - glaciale comme ne le serait jamais le carton-pâte ou le bois entre lesquels circulaient habituellement ses mots.

“Tu fumes, maintenant ?

-Ca fait quatre ans, Daniel…

-Depuis…”

Elle acquiesça, sans se presser, comme patiemment ; son sourire s’était fait plus dur, et découvrait une forme de cruauté.

“Exact. Si tu veux oublier que c’est depuis que je suis mariée à Nicolas, dis-toi que c’est parce qu’il me fallait bien une excuse pour échapper à ces… soirées.”

Elle attendait, sans doute, qu’il lui manifestât une sorte de connivence - elle connaissait le secret de ses sensations. Elle l’avait toujours senti, quand il levait sur elle son regard, depuis près de quinze ans. Elle avait été le premier amour de sa jeunesse, elle dont les mots, graves ou prosaïques, avaient l’étrange calme de l’éclair, qui se réfugie dans l’obscurité après l’avoir traversée de clarté. Ils s’étaient rencontrés sur les bancs du lycée, passionnés et amoureux comme on ne l’est jamais plus. Elle l’avait poussé dans ses premiers essais pour le théâtre, excitant ses aspirations avec l’ardeur d’un esprit émerveillé par les mots - et par ses mots, à lui, quand il se métamorphosait, pour elle. Ils partageaient le même amour des vers ; lui y évoluait avec un talent qu’elle admirait, elle avait dû y renoncer. Après les premiers essais, il y avait eu les déconvenues, leurs soirées de doutes, son sourire, toujours encourageant. Puis, soudain, après presque un an, il y avait eu le succès, et la rencontre avec Nicolas. Il était tout ce qu’elle rêvait pour elle-même, elle s’y était trompée, envahie, déjà, par le doute à l’instant de voir Daniel - le jeune premier - lui échapper vers un horizon trop lointain pour qu’elle pût y prétendre. Elle l’avait laissé s’évader, doucement, vers la scène, comme cela ne l’écorchait pas, glissant de ses bras vers ceux d’un autre, sans vraiment réaliser ce qui se passait. Quand elle s’en était rendue compte, il était trop tard: elle avait blessé Daniel trop profondément pour revenir à lui, et s’était trop rêvée auprès de Nicolas pour renoncer à cette illusion. Leur relation avait été chaotique, désastreuse, traversée d’éclairs de lucidité; et Daniel avait passé des soirées entières à deviner, à l’ombre d’une nuit propice, les regrets que Mayalène n’aurait jamais osés. Auprès d’elle, et d’elle seulement, il se sentait devenir le personnage secondaire dont il enviait secrètement la place. Elle était celle qu’il pouvait sentir palpiter, paisible au cœur de sa passion, et sereine, même, dans son agonie, sans être pris de la nausée qui le saisissait à l’instant de se pencher sur l’intériorité de quiconque d’autre. Sans doute négligeait-elle trop sa propre douleur pour attirer l’attention de quiconque sur les troubles qui l’habitaient.

Silencieux,

il déchiffrait la nuit de ses pensées ainsi ébauchées, en réalisant que cette soirée, et ses coïncidences, avaient rassemblé autour de lui le décor familier de ses souvenirs. Ce fut seulement en cet instant que s’imposa à sa conscience, l’idée brutale, et peu à peu dévoilée, que certains comptes restaient à régler.

Il ne découvrait l’étrange harmonie de ces circonstances qu’à l’instant où celle-ci, lentement, s’écroulait autour de lui.

“Mayalène, est-ce que tu as déjà l’impression d’avoir payé, pour ce que tu as vécu ?

-Je ne suis pas certaine de te comprendre…”

Il se rappela avoir répondu à Nicolas par les mêmes mots, ou, du moins, de très semblables. Il espéra qu’elle l’écouterait plus qu’il ne l’avait fait à l’égard de son ami.

“N’as-tu jamais eu l’impression de devoir, à un moment, payer pour ce que tu as eu, ou ce que tu as vécu ?

-Si tu es prêt à te demander ce que tu as eu, si tu as été heureux, et comment… alors suis le fil de ces pensées. Pour ma part, je ne m’estime pas capable de peser le pour et le contre de ma vie…”

“Pas ce soir,” ajouta-t-elle quelques secondes plus tard, comme pour effacer le ton définitif de ses mots.

Il eut soudain l’envie brutale de retrouver Lily-Ann, de l’étreindre, de l’embrasser ; comme pour se convaincre que quelque chose demeurerait de cet étrange décor, une fois le rideau tombé. Jamais, jamais il ne sortait de ses pensées, de ce lent dévoilement de la scène ; ce constat le désespéra brusquement.

“Va la retrouver…”

Les mots de Mayalène le frappèrent ; il releva les yeux vers elle, et sut qu’elle lui avait menti : elle connaissait très bien le prix de son propre bonheur, arraché à l’erreur au prix d’une illusion.

“Comment as-tu su ?”

Elle exhala à nouveau la fumée de sa cigarette, qui sembla un instant suspendue au-dessus d’eux, avant de se dissoudre ; elle gardait ses yeux fixés au loin, quelque part dans le jardin, derrière les arbres.

Les coulisses.

“Tu as toujours senti les choses que je ressentais, certainement mieux que moi…” glissa-t-il doucement. Il se rappela soudain que c’était elle, Mayalène, qui lui avait parlé, un jour, de ces mots plus insignifiants que le silence. Au cours, sans doute, d’une de ces scènes dont il aurait voulu tenir, en cet instant, le texte, le laissant filer entre ses doigts pour avoir, au moins, l’impression d’être sincère jusque dans cette maladresse qui le poussa à continuer :

“Tu es la seule…”

Mayalène, silencieuse, laisse son regard dériver. Il doute qu’elle l’ait entendu. Il répète.

“Lily-Ann n’est pas comme ça…

-C’est faux,” répliqua-t-elle. “Elle voit les choses, comme moi… Elle n’en parle simplement pas. C’est ton rôle, de parler, et d’être vu. Et sans doute le tien de réaliser un jour que tout cela n’est pas vrai, et de continuer à jouer.”

Les didascalies, entre eux, se révélaient ; plus tardives qu’avec les autres personnages, sans doute, mais plus douloureuses encore. Il remonta quelques marches, vers le restaurant, les lumières et les rumeurs. Il savait qu’il ne l’y entraînerait pas, et qu’il faudrait, pour qu’elle revienne dans cet univers de paroles, l’éclat des artifices, celui de l’apparence et l’impeccable ballet des dîners intimes,, l’implacable tension des exigences mondaines. Elle lui lança un sourire, en dégageant une mèche de ses cheveux bruns. Puis, soudain, elle s’approcha de lui, et, posant son bras sur le sien, lui souffla quelques mots à l’oreille.

Il rentre.

Le reste de la soirée se déroula comme en un rêve ; les scènes s’enchaînaient les unes aux autres sans que rien ne dénotât la moindre incongruité. Lily-Ann, près de lui, souriait tranquillement, laissant l’éclat de ses yeux éclipser par instants celui des lumières que démultipliaient les miroirs et les verres, dont les éclairs se perdaient eux-mêmes dans les regards. Chacun de ses gestes répondait, tacitement, à ceux de Charles, assis en face d’elle ; et elle aurait semblé une pathétique Olympia, automate sans âme ni sang, s’il ne percevait, sous sa peau, la plus tendre palpitation de la chair. Sa poitrine lui faisait mal, quand il posait ses yeux sur elle, aussi tâchait-il de maintenir son attention.

On lui parle de ce soir. Il se penche, et fait répéter la femme qui lui a adressé cette remarque. Il sourit.

Charles, quant à lui, ne dissimulait rien - savait-il seulement qu’il aimait, qu’il l’avouait à chacun des mouvements, mêmes imperceptibles, de son visage ? Daniel ne se demandait même plus ce dont il s’agissait vraiment, entre les deux. Jusqu’où étaient-ils allés, il n’en était même plus question. Ici seulement était la scène, rien au-delà, pas plus de passé que d’avenir, en coulisses; et quand ils quitteraient cette pièce, tout à l’heure, qui sait ce qui les attendrait, dehors, dans le silence de la nuit? Nicolas n’avait jamais été aussi brillant qu’il ne l’était ce soir-là ; son esprit volait au-dessus de tous, soulignant, piquant ou défaisant les paroles des autres convives, entraînant les esprits dans une valse enfiévrée. Il eût offert un tableau des plus sublimes si l’on ne devinait, dans ses regards, seul éclat qui se révélât spontané au milieu des artifices qu’il tissait autour des mots et des gestes, qu’il ne cherchait autre que lui-même ; et seule sa voix demeurerait, une fois passé l’accord des répliques les plus entendues. Quelques personnages participaient à ce jeu dont lui seul décidait des règles : un homme âgé, qui semblait vivre de ce genre de folies plus que du reste de cette soirée, une jeune fille encore éblouie, et enivrée des mots comme de l’atmosphère capiteuse qui s’élevait lentement autour d’eux, une femme d’âge mûr qui se plaisait à échapper aux regards que lui lançait, de l’autre bout de la tablée, un ou deux soupirants délaissés. Une composition des plus classiques, pour une scène de genre intime. Mayalène, sagement assise aux côtés de Nicolas, le laissait parler ; elle n’avait jamais autant ressemblé à une enfant à qui on demanderait de faire bonne figure au milieu des adultes.

Elle ne vivrait vraiment que côté jardin, se plut à soupçonner Daniel.

Il demeura ainsi, bercé de ces caractères comme du calme, étrange, presque dérangeant, de cette soirée, dont l’angoisse l’avait étreint quelques heures plus tôt…

Quand vint l’heure, cependant, des adieux, quelque chose le saisit brusquement à la gorge. Ce fut Mayalène qui, la première, lui lança un coup d’oeil ; mais, quand il se retrouva auprès de sa femme, celle-ci lui demanda, d’une voix un peu anxieuse, s’il se sentait bien. Il en conçut une forme de rage, rentrée, incandescente, aussi vive qu’elle fut brève. Il sentait se confondre en lui le masque et l’instinct, et ce fut avec la plus parfaite sincérité qu’il lui répondit d’un sourire, en lui prenant la main. Un voile passa sur ses joues tandis qu’elle le lui rendait, et elle évita soigneusement de regarder Charles quand il les salua, tous les deux.

Daniel, cependant, se convainquait qu’il avait accepté, désormais, le jeu des masques et des mots, tout en soupçonnant que ce n’était, peut-être, là qu’un rôle de plus. Mais, devinant, près de lui, dans la nuit que transperçait, seul, l’éclat des escarboucles, la silhouette verte, il laissait se dérouler l’épilogue : le dénouement tel que le dernier acte l’exigeait de lui. Il avait perçu quelque chose d’un regard en arrière, dans l’attitude de sa femme, lorsque plusieurs voix, devenues confuses, leur avaient souhaité un bon retour, harmonie de choeur au sein de laquelle se détachait une voix particulière.

Ils sortent.

Mais elle avait continué d’avancer, son pas égal au sien ; et il ne lâcha pas son bras, insensible à la douleur qui broyait à présent sa poitrine, tandis qu’ils remontaient, tous deux, l’allée. Il ne céderait pas - pas ce soir. D’un souffle ou d’un autre, il fallait bien continuer.

Il se surprit même à lui sourire, à nouveau, tandis que les mots que Mayalène lui avait glissés, quelques heures auparavant, lui revenaient ; insensible voix dont lui seul percevait l’écho, vainement.

“C’est peut-être ça le talent.”