Liberté et contrainte
ARTICLE
Que le lecteur interloqué ne se méprenne pas, il ne s'agit pas pour moi d'élaborer ici une pensée politique. Le concept que je mobilise n'est rattaché qu'au champ esthétique. L'idée de cet article chemine dans mon esprit depuis un moment déjà. Je ne savais guère comment la tourner, et je crois avoir enfin trouvé les mots. Je suis dubitatif face à l'idée de liberté vestimentaire comme absolu - concept qui est désigné je crois comme un signe positif. Dans la pensée de beaucoup de nos contemporains, une société qui généralise l'habitude d'une liberté vestimentaire est une société progressiste. Or, nous avons tous entendu et détesté, il me semble, ce slogan d'une chaîne de fast-food qui invitait au relâchement, à ne pas changer de tenue pour venir prendre un repas. En un sens, la possibilité de garder le même habit sans jamais en changer, malgré la variation des occasions, cette possibilité est entrée dans les moeurs comme une chose valorisable. Les derniers rares moments où l'on fait un effort disent bien, en négatif, tous les autres.
Je ne veux pas tomber dans la caricature. Il est indéniable qu'en certains endroits, comme Paris, le niveau vestimentaire reste élevé et intéressant à observer. Mais ces exceptions ne sauraient occulter cette tendance de fond qui domine, et qui s'apparente en priorité à une recherche du confort. Le point de bascule pourrait en effet être ici ; il y a assurément eu un changement de paradigme qui a conduit à cette situation. Je me suis même souvent dit avec amusement que, d'ici quelques années, la volonté de pousser encore plus loin la liberté vestimentaire conduirait certains illuminés à clamer leur droit à l'abandon total de toute étoffe - et si je veux être nu au quotidien, en société, de quel droit pourrait-on me l'interdire ?
J'ai déjà pu le dire en d'autres occasions, je ne considère pas souhaitable le retour à une société où tous portent le costume. Le problème n'est pas tant dans la disparition de ce dernier que dans le rejet de tout ce qui accompagnait son port. Derrière le costume, il y a une certaine idée de ce qu'il est décent de montrer, de ce qu'il convient de mettre en valeur comme formes. La coupe d'un vêtement n'est pas qu'une question de textile : elle nous renseigne sur les habitudes et la mentalité d'un temps. A ce titre, je ne déplore pas la démultiplication des styles vestimentaires. Ce que je regrette, c'est que l'on banalise le relâchement. C'est le moment d'être dogmatique : on ne peut tout montrer. Il est bon de garder certaines choses à l'abri du regard, et j'en veux pour raison fondamentale la pudeur. L'époque est à la liberté : pourquoi dans ce cas devrait-on se permettre d'entamer celle d'autrui en lui imposant une vision qu'il ne souhaite pas forcément avoir ?
Les choses deviennent intéressantes ici. Pour moi, la liberté n'est pas du côté de l'abandon du passé et de la revendication de toutes les excentricités. Dans mon système, la liberté est ce jeu qui émerge des obligations. Au quotidien, porter une tenue décente, est quelque chose que nous nous devons, à nous, et au reste du monde. Anticipons les critiques : nous avons une définition de la décence. Une tenue vraiment décente couvre au maximum le corps tout en le flattant ; sa matière et sa coupe sont en adéquation avec les circonstances, et elle est entretenue avec soin. Avec de tels critères, il est évident que porter un costume en polyester malodorant vaut infiniment moins qu'arborer une tenue casual comprenant sneakers et t-shirts.
Nous avons posé le cadre. C'est à partir de ce dernier que l'on peut définir une marge de manoeuvre. Tout le plaisir est de pouvoir varier sur ces contraintes : c'est dans ce contexte que les uns et les autres peuvent exprimer leur créativité. Il y a une jouissance formidable à travailler avec finesse pour confectionner une tenue black tie - l'homme élégant jouit de se singulariser tout en s'effaçant devant l'occasion. Quel plaisir fade cela doit être de suivre la tendance iconoclaste qui ravage notre société ! Comme il est ridicule d'entendre une génération entière dénoncer les crimes de la "fast-fashion" en portant des vêtements synthétiques et des chaussures de piètre qualité - abominations qui n'existaient pas, rappelons-le, avant la seconde moitié du XXème siècle ! La vraie liberté est de savoir accepter certaines obligations pour apprendre ensuite à jouer avec. Cette conception ne nous est pas exclusive : ce parallèle a des limites, mais le poète qui compose un sonnet au lieu de faire des vers libres estime que le Beau émerge d'une réflexion encadrée par des règles strictes.