L'Idée
FICTIONMANIFESTE
La première fois que l’Idée avait fait surface, personne n’y avait prêté grande attention. Elle avait l’aspect de ces arguments ridicules qu’on lance au hasard, sans réel espoir de faire mouche, simplement pour ne pas rester silencieux face à l’adversaire. Le débat télévisé avait suivi son cours, pris fin, et la plupart des téléspectateurs avaient déjà oublié ces germes au moment d’éteindre leur appareil. Alors, dans les jours qui suivirent, rien ne changea. La vie fut la même, avec ses joies et ses malheurs. Sauf qu’environ un mois après, un député issu d’un parti différent employa les mêmes mots que son confrère de l’hémicycle. C’était un hasard, cela va sans dire. Quelques journalistes obstinément attentifs furent alors tentés de tisser des liens. Au début, on ne comprit pas pourquoi ils s’acharnaient. Sans doute ignoraient-ils eux-mêmes où une telle comparaison pouvait mener ; ils insistaient par pur plaisir de la provocation, désireux de voir comment réagiraient leurs invités à force d’être rapprochés de systèmes idéologiques qui, sans être démesurément étrangers, s’écartaient néanmoins de la doxa de leur groupe politique. L’Idée était-elle dans l’air du temps ? Etait-ce pour cela qu’elle avait fini par ouvrir une brèche ? Qu’importe, personne ne se posait la question. De simple sujet saisi par quelques journalistes stupidement zélés, la question passa au statut de polémique. Il faut le dire, il n’y avait encore là rien de franchement menaçant. On en parlait, beaucoup, abondamment, mais enfin, c’était une polémique, un sujet amplifié par les médias : il était voué comme tant d’autres sujets artificiellement grossis par les agitateurs de rien, à s’évanouir dans les consciences.
Mais la suite prit une autre direction, que nul n’aurait pu prévoir. Peut-être la société avait-elle besoin de se créer son propre labyrinthe ? Après tout, cela faisait plusieurs décennies que nous n’avions plus de guerres ou d’épidémies, et les polémistes devaient être en manque de contradiction. L’Idée était donc née de l’ennui. A force de tester les partis à l’aide de cet aiguillon dérangeant, on avait fini par prendre ces germes au sérieux. Des réunions de groupes parlementaires s’étaient tenues, on avait essayé de conférer une cohérence à ces arguments encore trop légers. Les porte-parole étaient revenus sur les plateaux avec une confiance certaine en ce système. Il n’était plus question de se demander si l’Idée n’avait pas été jetée en l’air par un homme à court de moyens de défense. Non, on se persuadait à présent que tout cela avait du sens, que l’Idée avait une origine tout à fait explicable dans les racines du parti. Alors on put commencer à se disputer la légitimité de l’Idée. On s’affronta pour s’en approprier la paternités, les variantes, les conséquences. Le public s’habitua à la voir surgir.
Un jour, elle devint banale, cette Idée qui au départ semblait n’avoir aucune importance, ni même aucune profondeur. Son aspect curieux fut lissé, ses aspérités devinrent séduisantes. On ne se souvenait plus de la date qui avait vu son émergence, et cela importait peu. On avait fini par la placer au cœur des grands débats du temps – il était devenu impossible pour les mondes politique et médiatique de l’ignorer. Alors, peu à peu, de nouveaux partis commencèrent à se structurer autour de cette seule Idée. On en fit un socle suffisant à l’édification de nouvelles ambitions ; ce fut la grande aventure du siècle. Ses représentants, astres tout nouveaux dans la constellation de notre société, se révélèrent de vrais adeptes. Ils mirent au jour un culte de ce système idéologique qui s’étoffait sans cesse. Et les hommes trouvèrent tout cela normal. C’est que le mouvement était continu ; il s’était fait sans interruption aucune, et les changements semblaient naturels. Les adeptes furent d’implacables adversaires. Leur foi était si puissante qu’elle causa la disparition des autres partis. On se persuada que la chose avait été écrite par avance, que l’exception de leur caractère était vertueuse et qu’elle amènerait la société vers un meilleur horizon. Il était trop couteux de se demander si tout cela était bien normal, si l’on ne cherchait pas, au fond, à inventer une légitimité à un phénomène qui n’en avait aucune. On déployait des trésors d’ingéniosité pour prouver qu’il y avait des explications et des causes. Personne ne cria au scandale le jour du coup d’Etat. La réforme de la Constitution ne fut qu’une formalité. La société s’arc-boutait sur l’Idée, qui devenait sa seule direction. On commença à pointer du doigt des ennemis, et personne n’envisagea de les défendre. On enferma, enleva, massacra sans y voir aucun problème – les proches des victimes constituèrent seuls une maigre opposition au régime, qui s’évanouit rapidement. Le reste du monde lui-même finit par s’en mêler. Et cette niaiserie dont on avait fait un système, se généralisa telle une épidémie. Il fallut certes plusieurs décennies ; mais le monde finit par marcher au rythme de cette mentalité.
De la fin de la civilisation, je ne vous dirai rien pourtant. Cela changerait-il quelque chose, au demeurant ? Vous n’avez pas besoin de savoir si la raison de l'humanité s’est réveillée brusquement, ou abîmée dans la folie. Cette petite fable ne vaut après tout que pour ce qu’elle raconte – et moi, je retourne au monde que je vous y ai décrit.