L'ouvrage
FICTION
A Raphaël de V.
Enfin.
Il venait de poser son stylo-plume, attendu qu'il cesse de trembler sur la table. Puis, une grande inspiration. Pour la première fois depuis deux ans, il sentait ses poumons s’ouvrir. Ça y est, se dit-il. Après des centaines, des milliers d’heures de travail, l’aventure touchait à sa fin. Il lui devenait possible d’envisager l’après, cet horizon qu’il s’était interdit de contempler tout ce temps. Durant ce qui lui semblait aujourd’hui avoir duré plusieurs éternités, il avait dû cesser d’exister. Le monde avait oublié jusqu’à son existence. Ses amis s’étaient détachés de lui, sa famille avait renoncé à tout espoir de parvenir à percer sa solitude. Son appartement parisien, autrefois bien tenu, avait sombré dans le désordre qui sied tant aux fous et aux génies. Car après tout, le souci de l’ordre est une obsession ridiculement bourgeoise ; qui a le temps de s’inquiéter de la poussière qui tombe sur le mobilier, quand les choses de l’esprit accaparent à ce point l’attention ? Avoir des idées, c’est renoncer au réel : voilà la devise que s’était donnée notre homme. Son hésitation était à présent celle d’un homme qui redécouvre que la vie avait continué sans lui. Les hommes et les femmes n’avaient jamais cessé de se rendre au travail, de s’aimer, de se trahir ; les fleuves avaient maintenu, impassibles, leur écoulement perpétuel, tandis que le soleil avait poursuivi sa course. Bon sang, voilà qu’il se mettait à parler comme un mauvais exégète d’Héraclite.
Il écarta ses rideaux, s’absorba songeur dans l’examen du ballet urbain que l’on déroulait devant sa fenêtre. Que pouvaient tous ces gens pour lui ? Il se sentait un inégalable Faust, un explorateur surhumain des confins de la pensée ; et à ce titre, au moment de redécouvrir ce qu’il avait laissé derrière lui, il réalisait qu’il n’aurait plus sa place nulle part. Il lui faudrait se remettre au travail, élaborer un autre chef-d’œuvre pour retrouver l’exaltation la plus fine. Mais pour l’heure, il devait régler un dernier détail.
Il lui faut à peine dix minutes pour se trouver au bas de son immeuble, mal cravaté, crasseux, nerveux. Au diable les vicissitudes du réel : le manuscrit qu’il avait sous le bras était tout ce qui comptait. Il se moquait singulièrement de faire bonne impression. N’était-il pas après tout le serviteur de son travail ? Qu’avait-il à faire de ce que les hommes appellent ego ? Il s’était mis dès le plus jeune âge au service d’un ordre supérieur de pensée, il avait renoncé à l’orgueil et à la fierté pour mieux traduire les murmures que lui soufflait cette voix qu’il entendait toujours, cette voix suprêmement intelligente qui guidait ses intuitions philosophiques. Il se sentait l’égal d’un poète toujours en dehors de lui-même, une sorte de pantin par lequel parlait un pur esprit détaché des contingences les plus crasses. Ces intuitions avaient instillé en lui le sentiment d’une absolue nécessité. L’efficacité de sa plume était devenu capitale. Les dernières minutes consacrées à ce travail philosophique, ces ultimes instants de parachèvement d’un ouvrage qui était l’œuvre de sa vie, lui apparaissaient comme une formalité. Il avançait donc d’un pas décidé, calme quoique impatient d’en finir, et après plusieurs minutes de marche, poussa la porte d’une reprographie.
"Bonjour Monsieur. C’est pour une photocopie ?"
Il n’avait jamais songé à ce moment, pendant tout le temps de son travail, jamais réfléchi aux conditions matérielles de publication de son ouvrage. L’importance capitale de ce dernier avait transcendé toute autre considération. Puisque les mots que contenaient ces pages devaient redessiner pour toujours le paysage de la pensée humaine, pourquoi se serait-il perdu dans les méandres des détails qui accompagnent la fin du périple ? Il s’était dit qu’il faudrait imprimer ; mais ensuite ? Il ne savait. Il découvrait qu’il avait eu la vague facilité de croire qu’un éditeur l’attendrait devant la reprographie pour lui demander le précieux manuscrit.
Il bafouille, tente de se reprendre. Une impression, s’il-vous-plaît.
"Vous avez une clé ? ou vous souhaitez envoyer par mail ?"
Les mots lui glissaient entre les doigts, à tel point que la responsable de la boutique lui aurait paru aussi intelligible en parlant une autre langue. Une clé ?
"Monsieur, qu’est-ce que vous voulez imprimer ?"
Ses lèvres prennent un air narquois en découvrant le manuscrit qu’il finit par lui tendre.
"Et comment je suis censé vous imprimer ça ? Vous avez tout fait à la main, il faut le taper à l’ordinateur, sinon on peut rien faire".
Notre homme commence à perdre l’équilibre. Il n’arrive plus à savoir si ce sont des mots qu’on lui adresse, ou des coups. Il tente d’articuler une réponse, et cette tentative infructueuse lui prend près d’une minute.
Son interlocutrice perd patience – on le conçoit aisément. Poussant un soupir exaspéré : "Si Monsieur veut vraiment imprimer tout de suite, on peut utiliser un scanneur spécial pour numériser le texte. Montrez-moi, votre écriture est lisible ? Bon, ça ira, mais c’est plus cher et ça prend du temps."
Il tend son manuscrit, sans mot dire, et cherche un endroit où s’asseoir. Elle, craignant qu’un malaise n’entrave le bon fonctionnement de la boutique pour l’après-midi, se dépêche de lui apporter une chaise pliante habituellement rangée dans la réserve. La clochette de la porte d’entrée sonne à ce moment, et une autre cliente fait son apparition.
« - Bonjour Madame, qu’est-ce que ce sera cette fois ?
- Il faudrait me faire cinquante cahiers spirales, recto-verso. Je viens de vous envoyer le document par mail, il fait une vingtaine de pages."
La responsable hoche la tête et s’éloigne du comptoir, tandis que notre homme se cramponne à sa chaise, perdu.
"Ah Monsieur, le scanneur a fini. Votre texte est prêt pour l’impression"
Il fait un mouvement imprécis de la main. Peu importe, les premiers bruits de machine se font entendre. Celle qui travaille sur la commande de la cliente est véloce, elle s’empresse et crache à un rythme effréné des feuilles sur lesquelles on aperçoit des graphiques en tous genres. Celle qui s’occupe de son manuscrit semble faire la grimace ; elle débite son travail à regret, presque dégoûtée de ne rien comprendre à ce qui passe par ses entrailles.
Ah, ça y est, les mots reviennent.
Même les machines ne comprennent rien à mon œuvre.
Le supplice s’étire, puis fait place à de nouvelles questions mystérieuses ; il y aura un dos rigide ? coloré ? une couverture plastifiée ? une tranche souple ? Il expédie le tout en quelques gestes brusques, et disparaît dans la fin des après-midi hivernales après avoir payé.
*
Trois mois plus tard, son œuvre lui revient dans une grande enveloppe. A l’intérieur, un carton de remerciement : "Monsieur, mon bureau est trop encombré déjà pour garder de telles farces". Effaré, il reprend l’ouvrage et le feuillète nerveusement. Non, les machines ne comprenaient rien à son œuvre. Le scanneur avait trouvé la graphie des "e" et des "l" fort peu lisible, et en avait remplacé chaque occurrence par une autre lettre. Le traité philosophique en devenait tordant, je vous assure.