Le dandy, fantasme moderne
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Le dandy hante les réseaux sociaux, s’invite dans les colonnes des magazines de mode, pourquoi pas même au milieu de l’interview d’un artiste. Ce n’est pourtant que très récemment que nous avons entrevu un paradoxe qui méritait d’être examiné, en ce qu’il éclaire sûrement de manière originale la compréhension que nous avons de l’idée d’élégance.
Historiquement, le dandysme renvoie à des attitudes extrêmement diverses et variées, qui n’avaient rien de cohérent entre elles. L’usage contemporain de cette étiquette établit donc artificiellement et a posteriori une prétendue stabilité de ce phénomène social. Pour en rendre compte, il faut remonter au début du XIXème siècle, en Angleterre : car c’est avec Beau Brummell que naît cette grande tendance, ce style de vie. Mais une fois posé ce marqueur, vers quelle figure faut-il tourner son regard ? C’est ici que commence le paradoxe. Tout le monde s’accorde à dire qu’il y a eu un dandysme au XIXème siècle, et pourtant, en regardant de près, on ne trouve aucun successeur authentique au premier dandy. Certains penseurs avancent même l’idée que Brummell a été le seul dandy. Ce fossé entre l’idée communément reçue que les dandys ont fleuri de toutes parts pendant le XIXème siècle et celle qui veut que Brummell ait été le premier et le dernier individu de son espèce, ce fossé est à la fois amusant et déroutant. Comment l’image d’Epinal s’est-elle donc construite ? Certes, on désigne souvent Byron comme le successeur direct de Brummell ; mais ne nous y trompons pas, ce rapprochement est déjà en lui-même contre-intuitif. Rien dans le comportement du poète romantique ne permet de retrouver une parcelle du premier dandy. L’excentricité du personnage de Byron en fait à nos yeux un être à part, une étoile figurant peut-être dans le ciel du dandysme, mais à la marge. Qu’était Brummell ? Un être singulièrement froid, mécanique dans ses gestes, acerbe dans ses remarques. Il avait fait de sa vie un mouvement perpétuellement creux et inhumain, visant à susciter l’admiration et la surprise. D’aucuns se sont demandé s’il avait un cœur tant son existence semblait détachée de toute forme de passion. Insensible à la colère, parfait maître de ses émotions qu’il ne laissait jamais ressortir, Brummell avait réussi l’exploit de devenir une figure de référence de la haute société en limitant sa vie au nœud de ses cravates et à la formulation de quelques aphorismes cinglants. D’orgueil, d’envie, d’ambition, il n’a jamais souffert. Il a été jusqu’à saboter à deux reprises la position sociale et financière avantageuse ménagée par ses proches, par simple goût du paradoxe et de la provocation. Irrévérencieux et bienséant, odieux et admirable, tel fut Brummell : un homme qui fascinait autant qu’il dérangeait. Avouons-le : ce n’est pas là l’image que nous avons en tête quand nous parlons de dandysme.
Où faut-il regarder, dès lors ? Arrivé en France au beau milieu de la phase d’anglomanie qui a accompagné la Restauration, le dandysme comme style de vie, au départ timide, a lentement pénétré les mœurs de notre pays. Nos ancêtres ne se sont pas contentés de reproduire le modèle britannique : ils se devaient de se l’approprier en le réinventant. C’est là que le paradoxe prend réellement forme, que le mythe se met en place : comme si cela était tout naturel, Balzac, Musset, d’Orsay, Sue, Barbey, Baudelaire se font dandys. En prenant ce masque, ils devaient produire chacun leur propre conception de la chose.
Nous entrevoyons alors une répartition possible en deux grandes familles : d’un côté le dandysme anglais, authentique, initial – la version la plus pure de la chose. De l’autre, le dandysme français, une sorte de réinvention fantaisiste du modèle anglais, qui a réussi l’exploit de presque effacer l’image de son modèle en en imposant une réinterprétation plus vivante, plus fantaisiste. Le dandysme français, c’est en effet la folie exubérante : ce sont des hommes qui portent des couleurs vives quand Brummell ne jurait que par la sobriété. Ce sont des gestes grossiers, des paroles ridicules jetées en l’air, des rituels ahurissants. Les dandys sont de grands effrontés, qui vont au-devant de tout avec l’envie assumée de choquer, qui prétendent refouler leurs passions alors qu’ils sont incapables de l’ascèse de Brummell. Le type du lion, qui devra succéder au dandy dans les années 1840, va même rompre avec l’idée de provocation pour renouer discrètement avec l’ancien idéal du courtisan.
Et pourtant, c’est cela que l’imaginaire collectif garde à l’esprit. Non pas le dandysme à la Brummell, lymphatique, glacial, implacable, inquiétant, mais l’audace, le ridicule assumé, la coquetterie outrée. Le dandy ne dérange plus ; c’est un individu qui tout au plus étonne, amuse. Il n’a plus, dans notre esprit, cette dimension inquiétante. Il n’est qu’un exemple de narcissisme haut en couleurs, d’un égoïsme teinté de fantaisie. Pourtant toute la question est là : car le dandysme pose une vraie question, celle du visage plus ou moins sincère de l’élégance.