Prendre le temps de l'élégance

ARTICLE

Léon Luchart

11/28/20223 min read

Les parisiens font flotter dans l'air du métro le parfum des samedis soirs. Ce sont les rares moments au cours desquels mon costume ne surprend presque personne. Chacun laisse vagabonder ses pensées en songeant aux heures qu'il va passer. Les mises, les gestes : tout exhale cette senteur étrange des instants calmes. La précipitation de la semaine, du samedi matin même, s'est évaporée. La frénésie du vendredi, et l'angoisse des jours précédents semblent déjà loin. Je ne connais pas leur destination. Restaurant, cinéma, bar... Que célèbre-t-on déjà ? Les amis vont noyer leur ennui, clamer leur joie. Les jeunes parents trouvent un repos mérité. Je passe sur les adolescents ou les étudiants - évidemment, ce n'est pas le même jeu. Ma préférence personnelle va aux mardis ou aux jeudis soirs. C'est là mon esprit de contradiction. Je trouve l'attente du vendredi, de l'affreux "week-end", par trop moderne.

A chaque modèle de société, à chaque époque correspond une certaine représentation du temps. A mon sens, le vendredi soir érigé en point de fuite de la semaine travaillée est un des symboles de la quête absolue du confort, grand thème de notre siècle. L'écoulement des jours ouvrés se fait ainsi en vue d'une certaine finalité. Et les grands pontes du développement personnel d'insister ensuite sur la nécessité de sortir du rythme métro-boulot-dodo. Le système produit ses maux et ses remèdes - quelle ironie !

Oui, ce modèle me laisse circonspect. Le temps n'est-il pas ce dont nous manquerons toujours ? Pourquoi vouloir en précipiter le passage ? Pourquoi laisser s'instaurer un partage si déséquilibré entre cinq jours à passer, et deux à apprécier ? On ne peut décemment jeter un regard seulement local sur cette question. Il faut bien entendu revenir en arrière pour comprendre cette tendance. Ce qu'il y a en fond, c'est l'acquisition progressive et difficile des jours de repos à partir de l'avènement de l'ère industrielle. Et si l'on remonte plus loin encore, la représentation du temps en fonction du cycle des jours de fête religieuse. Héritiers de ce patrimoine temporel, nous nous figurons la semaine comme un mauvais moment à passer, que le samedi et le dimanche feront oublier ; les semaines comme une attente des congés, et les années de travail comme une attente de la retraite.

Evidemment, l'oisif, l'esthète, l'artiste, qu'il soient du XIXème ou du XXIème siècles, auraient beau jeu d'ironiser en se scandalisant, eux qui ne doivent pas grand-chose à grand-monde. Mais leur réaction aurait peut-être un fond de vérité, surtout pour notre époque. Il serait certes malhonnête de ne pas voir que des vies reposent sur un équilibre précaire entre l'usure et le repos. Mais au même moment, il faut reconnaître que le système capitaliste et sur-consommateur qui est le nôtre prend ce constat pour l'étirer à l'extrême et le généraliser à toutes les strates de la société. Car dans cette dernière, tout repose sur l'extension de l'idée de pénibilité ; c'est ainsi que l'on peut vendre des solutions toutes prêtes pour répondre à la fatigue constante de nos contemporains : des vacances programmées, des "escapades", des parenthèses. Autant de plaisirs mesquins et communs, contenus, enfermés, étriqués. Triomphe de la valorisation d'un ailleurs artificiel, de la destination touristique incontournable, ou plus simplement, d'un divertissement "prêt-à-l'emploi".

Ceux qui prennent le temps de se soucier du beau au quotidien font alors figure d'illuminés. Ceux qui choisissent d'apprécier en flânant, au lieu de courir en gardant les yeux sur un écran, semblent anormaux. Et en conséquence, ceux qui célèbrent la joie de se présenter au monde sous leur meilleur aspect passent pour de riches rentiers. Est-ce pourtant vraiment cela ? Je crois surtout que les élégants se retirent de la course en avant. Ils regardent vers le passé, se moquant de posséder le dernier smartphone à la mode. Leur bourse n'est pas forcément plus dotée, elle est simplement orientée vers un plaisir qui touche à l'instant présent. Hic et nunc. C'est la volupté à la vue d'un beau revers, celui d'une veste enfilée avec passion le matin. C'est le sourire réservé aux amis que l'on s'apprête à retrouver pour le plaisir simple et pur d'un café. Qu'est-ce que la joie de pouvoir traîner une heure sur les réseaux sociaux en regard de la contemplation d'un tableau ? La distraction des émissions télévisées face à celle d'une conférence édifiante ? Le sartorialiste ne cherche pas à "passer le temps" : il se donne les moyens d'apprécier les moments pour eux-mêmes, indépendamment de ceux qui viendront en fin de semaine.

Que sera un vendredi ou un samedi soir pour eux ? Peut-être l'occasion de passer un smoking. Et encore... Le black tie n'a-t-il pas plus de saveur le mardi soir, quand peu de gens songerait à l'arborer ?