Roman(s) de gare

ARTICLE

Agathe Vieillard-Baron

1/24/20235 min read

Quelques pas sur un quai n’ont plus, semble-t-il, la même saveur qu’antan ; rêver aux volutes de fumée dans lesquelles se détachaient, immenses, les silhouettes des bêtes mécaniques semble stérile, dans l’éclat du chrome et de l’acier. On attendrait en vain le sifflement de la locomotive, quand seules les annonces répétitives semblent pouvoir se succéder sous les arcades au verre épuisé. Tout au plus conserve-t-on le traditionnel sifflet du chef de gare, à l’instant du départ. Des histoires esquissées sur les quais, lieux d’arrivées ou de partances, avec leur lot d’émotions mêlées, aux romans, il n’y a qu’un pas, que l’on s’empresse de franchir quand, quelques minutes nous étant accordées, on se plaît à se perdre dans les rayonnages flambant neuf d’une échoppe de gare (les couleurs rouge et blanche sont bien souvent de mise), à la recherche d’une lecture capable de nous occuper pendant plusieurs heures.

Ne nous trompons pas : c’est bien de roman de gare qu’il s’agit ici. Mais attention : on n’appartient pas innocemment - aisément, encore moins - à ce genre codifié. La définition la plus classique est souvent celle d’un récit d’espionnage, d’une histoire d’amour passionnée - et son pendant, l’idylle interdite -, ou encore un bon polar. Trop souvent synonyme de mauvaise littérature, le roman de gare est désormais désuet, et rares sont les voyageurs qui savent céder à ses charmes discrets. Car est-il possible de voir dans le roman de gare autre chose qu’un ouvrage fade, et voué à la consommation la plus primaire ? On en douterait facilement, au vu des couvertures rutilantes, aux titres aguicheurs, qui composent la réclame des librairies-relais. Un peu d’imagination, parfum jauni de pages abandonnées, un sifflement dans le lointain… quelques fragments surannés pour redonner leurs lettres de noblesse à ces ouvrages, oubliés sur le coin d’une table de café, ou sur un siège, à la faveur d’un retard, ou celle du sommeil. Revenons à ses virtualités.

Espionnage, on n’a aucune peine à le croire. On suit, sur le quai, tant de silhouettes diverses, qu’il serait dommage de ne pas chercher à y distinguer la parfaite couverture d’un non moins talentueux agent en filature. Toute valise dissimulerait avec élégance l’arsenal le plus compliqué, l’attaché-case se révélerait plein de documents confidentiels et certifiés - l’on regretterait presque les cartons à chapeaux et leurs profondeurs insoupçonnées. La littérature amoureuse se conçoit tout aussi facilement, à l’instant de monter dans le wagon ; la loterie de la place est souvent joueuse, tandis que se pressent les voyageurs. Si vous êtes d’humeur facile, vous aurez acheté, pour la route, un recueil de nouvelles ferroviaires - “Transports amoureux”, suggère Gallimard. C’est l’instant où le regard s’égare qui se révèle bien souvent le plus révélateur - souvenez-vous en, à l’instant de demander de l’aide à votre voisin. Un sourire, un coup d'œil, une question en demi-teinte… puis c’est l’éternité de la rencontre ; qui n’a rêvé de rejouer cette scène d’Anna Karénine, que l’on dessine si facilement dans les quelques secondes qui précèdent un départ ?

Vronski suivit le conducteur ; à l'entrée du wagon réservé il s’arrêta pour laisser sortir une dame, que son tact d’homme du monde lui permit de classer d’un coup d’œil parmi les femmes de la meilleure société. Après un mot d’excuse, il allait continuer son chemin, mais involontairement il se retourna, ne pouvant résister au désir de la regarder encore ; il se sentait attiré, non point par la beauté pourtant très grande de cette dame ni par l'élégance discrète qui émanait de sa personne, mais bien par l’expression toute de douceur de son charmant visage. Et précisément elle aussi tourna la tête. Ses yeux gris, que des cils épais faisaient paraître foncés, s'arrêtèrent sur lui avec bienveillance, comme si elle le reconnaissait; puis aussitôt elle sembla chercher quelqu’un dans la foule.

On a cependant rarement le temps de s’arrêter à la première rencontre ; et les plus célèbres des romans de gare ne sont autres que ceux qui prônent la méfiance, quand le bruit régulier de la machinerie, une fois le train parti, inciterait bien davantage à la somnolence. On aura reconnu le polar, qui ne dévoile jamais son mystère plus vite que ne se déploie, à la fenêtre, l’immensité des paysages. Orient Express et Train bleu y fréquentent le Train de 16h50, pour ne citer que la reine du Crime. Et, si vous l’osez, jetez un coup d'œil à l’étranger qui vous fait face, inconnu du TGV ayant raté son Nord-Express.

S’il faut parler de style, n’oublions pas l’étrange tentation du voyageur qui, perdant pied à grande vitesse, accepte de se laisser engloutir dans une prose plus vive que jamais. Est-ce donc sur la piste de son efficacité qu’il faut chercher le défaut que l’on attribue au roman de gare ? “Il y a souvent une vie, une urgence, un plaisir d’écrire qui peuvent évoquer la saveur caractéristique des films de série B, palliant leur manque de moyens — et de prétention — par l’inventivité”(1). Et c’est sans doute cette dernière qui l’emporte, au cours d’un trajet souvent morne et sans dangereuses escales.

Le lecteur attentif objectera les drames, les grandes passions et les destins tragiques ; et craindra de deviner, sur le quai, l’élégante silhouette “[scrutant] les basses œuvres du train qui la frôlait, les chaînes, les essieux, les grandes roues de fonte, cherchant à mesurer de l’œil la distance qui séparait les roues de devant de celles de derrière.” (2) Mais les Anna Karénine se font rares - ce n’est pas à ce sujet que nous le déplorerons; et le trajet trouve souvent un paisible épilogue dans la laborieuse descente du train, où les voisins d’un jour redeviennent les inconnus du quotidien.

Le roman de gare est certainement, plus que tout autre, un art de la parenthèse. Cette dernière n’est jamais que le lieu d’épanouissement d’une imagination rapidement lassée des arrêts séparant la Gare d’Austerlitz de Toulouse Matabiau. Le voyageur y est, seul, capable d’écrire une histoire, d’en esquisser les contours, dans un monde où le train ne fait que passer:

A chaque heure de jour et de nuit, par les beaux temps, par les orages, que de trains ils avaient vus passer, dans le coup de vent de leur vitesse ! Tous semblaient emportés par ce vent qui les apportait, jamais un seul n’avait même ralenti sa marche, ils les regardaient fuir, se perdre, disparaître, avant d’avoir rien pu savoir d’eux. Le monde entier défilait, la foule humaine charriée à toute vapeur, sans qu’ils en connussent autre chose que des visages entrevus dans un éclair, des visages qu’ils ne devaient jamais revoir, parfois des visages qui leur devenaient familiers, à force de les retrouver à jours fixes, et qui pour eux restaient sans noms. (3)

N’oubliez pas votre livre, avant de monter à bord.

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(1) Hubert Prolongeau, « Le grand retour du roman de gare », Le Monde diplomatique, avril 2017, p. 24

(2) Léon Tolstoï, Anna Karénine

(3) Emile Zola, La Bête Humaine