Une fin

BILLET

Léon Luchart

6/20/20223 min read

Ah ! laisse-moi t’écrire. Quelle âme pourrait garder en elle une telle émotion ? C’est grisant et désolant tout à la fois. Comment vivre sans y penser à chaque instant ? Au milieu de ce vaste désert d’indifférence qui semblait faire ma vie intellectuelle, je surprends cette oasis. Ecrire me paraît encore la meilleure décision ; je ne me connais pas la force d’étouffer ce murmure.

Vois-tu, j’ai fini tout à l’heure La Peau de chagrin. J’ai dévoré ce roman autant qu’il m’a dévoré. Chaque mot, chaque lettre m’a brûlé de sa terrible justesse. Jamais encore un texte ne m’avait ainsi anéanti. Sa vérité fut infiniment éclatante. J’ai fait l’expérience d’une désolation : les mots lus, il ne me restait plus rien à formuler. Il m’apparut à chaque page que tout était dit, de l’existence, de la société, de l’amour, de la vanité, de l’élégance, de l’érudition. Ce roman s’écoulait, le style était de la plus pure façon. Je me trouvais sidéré, vide, anéanti, ébloui. On ne pouvait rien ajouter, seulement suivre le tourbillon incessant et vorace des voluptés et des privations, des orgies et des souffrances, du travail et de la passion.

J’ai ressenti plus encore ! Les mots doivent nécessairement me manquer, il faudrait en donner trois, quatre, dix même ! pour chacun de ceux qui font ce roman. Cela est infiniment frustrant et délicieux. Je me suis laissé porter pendant quelques jours vers cette fin inexorable, redoutée et espérée. J’ai souhaité ardemment, comme pour Don’t look up, la venue tragique de cette fin, que je craignais de trouver décevante. Je voulais le parachèvement sublime de la tragédie, le couronnement paradoxal de la passion.

Mais ensuite, une fois les dernières lignes de l’épilogue passées, ce fut un nouveau néant. Chaque mot que j’aurais pu prononcer me paraissait vulgaire, banal, atrocement plat. J’ai dû m’enfermer dans une pièce tant les bruits, les paroles, les sollicitations extérieures irritaient mon cœur. J’ai souhaité un silence infini, et une musique de circonstance. L’effet de conclusion brûlait encore en moi, les larmes jouaient à la frontière de mes paupières sans que je sache dans quelle direction tourner ma pensée. Je ne fus jamais autant grisé par la fin d’un roman. Celle-ci a un parfum singulier, si différent des autres fins de la Comédie. Ce principe éthéré qui survit à la mort de Raphaël de Valentin vient pour moi couronner l’immense litanie métaphysique composée par Balzac dans le roman. Plus les minutes passaient, plus mes idées se brouillaient.

A présent, la vague commence à se retirer, laissant apparaître un banc de sable vierge. Les traits de Raphaël de Valentin, de Pauline, se font de plus en plus flous. Comment cela finit-il déjà ? Je ne veux pas oublier, je veux me souvenir à tout prix du cri déchirant de la passion, de l’apothéose de l’amour, de la réunion tragique de la mort et du désir. C’est cela ; l’étreinte passionnée, le choix de l’amour mortel.

« Et Pauline ? » Comme le génie de Balzac est brillant. Ce dialogue factice, surgi de nulle part pour conclure le roman, il illustre pour mon âme en quête de Beau une bravade formidable lancée au lecteur. Etes-vous donc à ce point alourdis par la pesanteur, attachés à la terre comme des esclaves incapables de s’envoler ? N’avez-vous donc pas eu assez de tout ce roman pour prendre votre envol et, tel le désir personnifié du protagoniste, vous dissoudre dans l’univers ?

Allons, il n’y a que cela à faire : jouer ou s’abîmer. Mais que la marche du désir soit une intelligente et sublime ivresse de l’existence. Tout ceci, à toi je peux le dire. Tu me comprendras, tu verras l’intention que j’ai mise derrière ces mots hésitants. Oui, je sais que la prochaine fois que nous nous verrons, tu auras su percevoir ce que j’ai ressenti, ce dont le caractère indicible m’a si étrangement mélancolisé aujourd’hui.